De quoi les rêves sont faits.
On ne sait pas au juste de quoi les rêves sont faits, en général. Nous rêvons tous, mais nous rêvons séparément. Il n’existe que peu de langages qui nous rendent intelligible l’expérience des autres dans ce domaine, et chacun sait bien que les récits de rêves n’intéressent que leurs auteurs, ou, dans un petit nombre de cas, les médecins psychiatres… Le Surréalisme a sinon inventé, du moins méthodiquement exploré une imagerie dont la vertu essentielle est de communiquer cette expérience hautement incommunicable qu’est le rêve. Des plus pures mélancoliesde De Chirico jusqu’aux décors de Dali pour La maison du docteur Edwardsd’Alfred Hitchcock, nous nous trouvons en présence d’espaces que nous sommes instantanément certains d’avoir déjà rêvés, et dont la visite à l’état de veille figure parmi les expériences les plus émouvantes que l’art nous réserve. Très divers, ces espaces ont tous en commun d’emprunter quelque chose au théâtre et à la perspective classique : nous voyons des choses difficiles à nommer, mariées sans plus de raisons raisonnables que celles qui unissent le parapluie et la machine à coudre de Lautréamont sur une table de dissection, mais nous les voyons distinctement.
Or nous avons tous remarqué à quel point les rêves étaient quelquefois peu distincts, si difficiles à rassembler au réveil qu’on se demande souvent s’ils sont faits de mots, faits d’images, ou d’un singulier mélange des deux que le jour effacerait sans appel.
Il arrive sans doute qu’on rêve en perspective, et peut-être même, pour certains, qu’on rêve en alexandrins-mais il n’y a pas de raison que les images peintes qui transmettent les sentiments du rêve aient toujours la même allure.
Chez Klee, c’est la lignequi rêve, et les rêves de Michaux sont abstraits. Ceux de Jean- Claude Silbermann sont comme des enseignes de bistrots…Les chimères de Claire Chalet appartiennent à cet univers des rêveurs distraits qui ne rapportent de leurs nuits que des images fugaces ou un peu floues; elles tiennent du Petit Prince, des Albums du PèreCastorset des tests de Rohrschach- pas de jardins de Semiramis ni de derniers jours de Pompéi, bref pas de clichés de rêve : ce sont des taches ou des caresses de pinceau qui prennent plus ou moins l’aspect de lunes, d’arbres qui pousseraient à l’envers, d’œufs souterrains, d’elfes aux yeux bandés et de petits rongeurs au pelage fauve, mais rien de sûr, rien que l’on puisse raconter avec la certitude que son voisin ne le raconterait pas en des termes totalement différents. Y règnent l’hybride, l’espace instable, la couleur irisée, ligués pour un récit improbable.
J’ignore par exemple si ma version du rêve du volcan peut recueillir quelque crédit : à la surface d’un petit carré, dont j’ignore le titre, un lemming solitaire (je dis un lemmingparce que cette petite bête manifestement dépressive donne le sentiment d’aller se foutre à l’eau-en principe les lemmings y vont en troupe) trottine menu vers sa perte ; sur un glacis de peinture qui pourrait bien être un glacier.
Il est indifférent au tableau expressionniste abstrait au dessus de lui, qui ressemble à un volcan en éruption : mais l’animal ne veut rien savoir, il ne regarde pas, d’ailleurs, il n’a d’yeux, ou s’il en a ses paupières sont closes. Il a la couleur d’une amande fraiche, l’odeur de la térébenthine et des rêves de milieu de nuit…
« Vous n’intéressez personne », me dit subitement le psychiatre qui me saisit fermement par l’épaule. Mais je n’ai rien dit de mal… j’écrivais juste un petit texte de présentation pour Claire Chalet, une jeune artiste dont les images somnambules me touchent, moi qui ne suis jamais sûr d’être bien réveillé…
Didier Semin
Jean Claude Silbermann présente Claire Chalet
Après tout, l’être, ce clandestin en dérive de nulle part vers nulle part, déchiré, éparpillé, oublié entre deux vins, entre dix vies, rembarré, rejeté, ratatiné, ce parasite balbutiant, cet esprit de lubricité fauteur des troubles destinés à rétablir désespérement le contact avec le monde, ce vieux bébé, cet animal, cet empêcheur de dormir en rond, traqué, désemparé, échoué comme une vache morte sur une verrière après l’inondation, l’être, pour exprimer avec sa déchéance, son relèvement possible- et en beauté!- ne peut guère tabler- outre l’amour partagé et le sentiment mystique d’appartenance au monde(le sentiment d’éternité-malgré- la –mort)- que sur l’art.
Cette chance de l’être(son “moment opportun”- pour reprendre un concept fameux de la philosophie pré-socratique-), Claire Chalet l’a saisie en elle. L’être se montre: il se rapelle à notre bon souvenir.
Jean-Claude Silbermann
Alberto Mugnaini, 2019.
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